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Troie
Selon
l’usage, une critique cinématographique bien construite présente l’opinion
de son auteur en dernière instance. Exceptionnellement, j’enfreindrai la règle
et recommanderai, avant tout commentaire, d’aller à la découverte de Troie -
le film de Wolfgang Petersen. L’œuvre
mérite d’être vue. A condition, toutefois, de la prendre comme un grand
spectacle, digne des péplums des années 1950-1960. Ceux
qui s’attendraient, en effet, à une transcription cinématographique exacte
de l’Iliade de Homère, risqueraient d’être déçu. Car le film comme nous
le verrons, s’en écarte par
certains aspects.
Abordé
comme un film d’actions, Troie tient, toutefois, ses promesses. Les paysages
sont grandioses, composés à partir de vues prises à Malte, au Maroc, au
Mexique et aux Etats-Unis. Celles-ci donnent l’illusion d’un monde ancien
qui aurait pu être celui de la Troade antique, située près du détroit des
Dardanelles.
La
reconstitution des armes, des vêtements, des bâtiments, des fortifications est
fidèle aux techniques employées à l’âge du bronze final (- 1200 av. JC),
celui auquel la guerre de Troie a eu lieu.
Dans
le film, comme dans l’Iliade, les héros sont animés de motivations diverses,
mais ils partagent tous le même sens du courage. Sauf Pâris (Orlando Bloom),
le pusillanime. Celui par lequel tout malheur arrive. Les scènes de combat
individuel sont superbement rythmées. Pour les amateurs du genre, elles méritent
à elles seules le déplacement. Brad
Pitt joue le rôle d’un Achille très convaincant. De même Eric Bana pour le
Prince Hector. De tous les personnages représentés, ce dernier est le plus
proche du récit homérique. D’une
manière générale, la distribution est bien choisie. Hélène (Diane Kruger)
– n’en déplaise aux contempteurs de l’esthétique européenne – a le
physique de l’emploi. On regrettera seulement que, dans la version française,
elle soit affublée d’une voix d’idiote, ce qui nuit, un peu, à son jeu et
à sa blonde beauté. Peter O’Toole interprète le rôle du vieux roi Priam
avec finesse et humanité. Brian Cox joue talentueusement un Agamemnon perfide
et avide de pouvoir. Sean Bean (Boromir dans le Seigneur des anneaux) fait
quelques apparitions remarquées dans le rôle d’Ulysse le rusé. On
sera plus réservé sur le choix de Briséis (Rose Byrne), dont les charmes ne
percent pas l’écran comme ils ont transpercé le cœur du divin Achille, et
sur celui du roi de Sparte Mélénas (Brendan Gleeson) qu’on imagine plus près
de la retraite que de la ligne de front. Relevons
aussi l’aspect bigarré des troisièmes rôles et des figurants qui donnent,
tour à tour, l’impression d’être en présence d’une armée mexicaine,
d’une troupe de pirates maltais et d’une bande de bédouins détrousseurs de
caravanes. Il s’ensuit un sentiment de confusion ethnique qui retire un peu de
sa crédibilité historique au film. A la décharge du réalisateur (ou à la
charge, selon ses affinités idéologiques), on signalera qu’il ne s’agit
probablement pas d’une intention politique, mais d’une contrainte matérielle
résultant des divers lieux de tournage. On
ajoutera à ces quelques critiques : la musique qui n’est pas, toujours,
à la hauteur des actions. Des effets numériques approximatifs qui rendent
certaines grandes batailles un peu floues. Toutefois, répétons-le : si le
film n’est pas un chef d’œuvre, il vaut la peine d’être vu pour le
plaisir des yeux et des oreilles. En
cela, le Troie de Petersen démarre de manière excellente. Le premier plan
offre la vue d’une lande désertique sur laquelle souffle le vent de
l’histoire. Loin des batailles et de la fureur des hommes, une voix grave résonne.
Elle loue les héros dont les noms traverseront les siècles. On se dirait
presque dans l’Edda dans laquelle il est dit qu’il n’est pas de plus
grande gloire que celle d’un nom immortel. Le
thème du dépassement de soi est d’ailleurs récurrent dans le film. Il
revient dès la première scène où apparaît Achille. Celui-ci dort auprès
d’une belle esclave. L’image suggère un homme prisonnier des plaisirs de la
chair. Pourtant, dès qu’il est réveillé, par le messager envoyé par
Agamemnon qui lui demande de se battre contre le champion d’une armée
adverse, Achille s’affirme en héros. Le messager lui déclare qu’il
n’oserait pas, lui, affronter le champion en question. Car, il serait certain
d’y perdre la vie. Achille lui rétorque : alors ton nom n’entrera
jamais dans l’histoire. Cette
répartie sans être tirée de l’Iliade aurait pu y figurer. On y trouve, en
effet, de nombreuses répliques de la même eau. Par exemple Agamemnon encourage
les siens de la sorte : « Compagnons, soyez des hommes. Haut les cœurs.
Faites-vous mutuellement honte dans la mêlée violente. Quand les hommes ont le
sens de l’honneur, il s’en sauve plus qu’il n’en meurt. Mais si l’on
fuit, on ne gagne ni gloire ni secours » (Iliade chant cinq). Ce
qu’il bien comprendre, ici, c’est que l’esprit de la Grèce, c’est la
culture héroïque qui exalte l’homme libre. Ce n’est d’ailleurs pas un
hasard si Achille est qualifié dans les récits homériques comme le plus grand
des héros, alors qu’il est le rebelle par excellence. Cette
conception antique de l’homme exclut toute haine dégradant l’adversaire.
L’ennemi y est celui qui fixe nos propres limites. Plus l’ennemi est grand,
plus nos limites sont repoussées. Plus, il mérite notre considération. Tel
est le secret du charme de l’Iliade qui bien qu’écrite du point de vue des
Grecs rend un vibrant hommage aux Troyens sans, pour autant, tomber dans le
travers de la haine de soi. A ce sujet, il faut ajouter que la culture grecque
est aussi une culture aristocratique qui incite à se donner une haute image de
soi. On le voit bien dans un dialogue, non repris dans le film, entre Sthénélos
et Diomède (autre héros grec fameux), assaillis par les Troyens Pandare et Enée.
Tandis que Sthénélos recommande la fuite : « le puissant Diomède
lui jette un coup d’oeil oblique :
ne parle pas de fuite. Je n’écouterai pas. Il n’est pas digne de ma
naissance de refuser le combat, ni de me cacher. » (Iliade, chant cinq). Au
passage, on relèvera le contraste avec la sous-culture contemporaine qui
enseigne la haine de soi en soutenant qu’être Européen, c’est le mal
absolu, ce qui est une laïcisation du concept de péché originel – mais un péché
non rachetable. Ainsi pour paraphraser Diomède : étant indigne de ma
naissance, je refuse tout combat. Combat politique d’abord, ce qui arrange
bien tous les petits Agamemnons qui nous gouvernent. Combat pour la survie
aussi, ce qui fait les affaires des envahisseurs de la Cité. Bien
entendu, le film Troie ne va pas aussi loin dans ses conclusions. Il nous met,
cependant, sur la bonne voie avec Hector qui nous l’avons signalé est très
proche du modèle homérique. La majesté d’Hector, c’est avant tout d’être
un homme de raison. Il est clairvoyant, pondéré, juste et courageux. Le prince
troyen est essentiellement mu par un principe moral. Il n’est pas guidé par
l’hybris (sorte de rage divine) qui déchire Achille, le demi-dieu. Petersen
l’a bien compris en faisant déclarer à Hector/Bana, devant les remparts de
Troie, les motivations qui justifient son combat : dans ma vie, je me suis
fixé une seule morale : honorer les dieux, aimer ma famille, servir ma
patrie. C’est pour cela que je
vais me battre. Dans
l’Iliade (chant quinze), Hector dit plus précisément : « Celui
d’entre vous qui trouvera la mort, d’un coup de flèche ou d’un coup de
lance, eh bien, qu’il meure ! Il n’est pas d’honneur plus grand que
de mourir pour sa patrie, pour sauver sa femme
et ses enfants ! »
Pour les Classiques, la défense de la patrie est le premier des
principes de la rationalité sociale. Une ratio qui prime toute considération
magique ou religieuse. Un peu avant dans l’Iliade (chant douze), Hector
le rappelle à l’un de ses compagnons qui essaye de fixer sa conduite
guerrière sur les présages : « Polydamas, tes conseils ne me
plaisent plus ! Les dieux t’égarent l’esprit. Tu veux que nous (…)
obéissions au vol des oiseaux ? Qu’ils aillent à droite, vers
l’aurore ou à gauche, vers l’obscurité brumeuse (…) le meilleur, le seul
présage, c’est de défendre sa patrie. » Malgré
plusieurs points de convergence du film de Petersen avec l’Iliade, il existe
certaines divergences que l’on ne peut passer sous silence.
Quelques
critiques officiels ont mis en exergue que les événements relatés par Troie
ne sont pas uniquement ceux de l’Iliade – contrairement à ce qu’annonce
l’introduction du film - mais qu’ils couvrent aussi des épisodes de
l’Odyssée où sont relatés la ruse du cheval et la chute de Troie. Ceci témoignerait
de l’ignorance de Petersen du texte original. A
notre avis, cette critique ne tient pas pour trois raisons : a) le choix
des répliques d’Achille et d’Hector montre, au contraire, une connaissance
approfondie de l’Iliade. b) Le film n’est pas manichéen, comme le sont
souvent les films américains, il reproduit même tous les préjugés favorables
aux Troyens – ce qui diminue son intensité dramatique car il est difficile de
s’identifier à tel ou tel personnage c) Il est dans la tradition européenne
de construire des récits secondaires à partir d’un mythe principal, ouvert
et polymorphe. C’est que font, sur le même thème, Eschyle dans l’Orestie
et Virgile dans l’Enéide. Non,
là où le bât blesse, c’est dans le message spirituel du film. On peut
qualifier celui-ci de franchement athée. Achille en est le porteur le plus
marquant. A peine débarqué sur la plage d’Ilion – autre nom de Troie -,
il attaque le temple d’Apollon. Il le profane en coupant, d’un coup
d’épée, la tête de la statue du dieu. Ensuite, il raille sa prêtresse qui
lui est livrée en esclave (confusion, ici entre Briséis et Chryséis) : où
est ton dieu ? Pourquoi ne m’a-t-il pas foudroyé sur-le-champ ? Un
thème qu’il reprendra, plusieurs fois, pour dénoncer l’absence des dieux.
Signe des temps, aucun des critiques autorisés n’a relevé cette dérive
grave par rapport au texte originel dont ils se servent, pourtant, pour attaquer
Petersen. Cependant,
on est confronté là une divergence majeure qui est en rupture totale avec
l’esprit de l’Iliade. Selon
nous, il est franchement absurde de faire d’Achille le promoteur d’un athéisme
quelconque puisqu’il est lui-même le fils de Thétis, la déesse de la mer.
Se servir de l’Iliade pour dénoncer l’absence des dieux n’a pas de sens,
car ils y sont omniprésents. Il n’y a pratiquement pas une page où ils
n’interviennent pour soutenir un camp ou un autre. On
ne peut davantage se satisfaire de l’idée que Petersen ait transformé le récit
mythique en récit historique. Car, dans le monde qu’il décrit, personne
n’aurait osé attaquer publiquement l’image d’un dieu appartenant, aussi,
au panthéon de sa nation. Or, Il faut le noter les Grecs et les Troyens avaient
les mêmes dieux. Leur conflit n’était pas une guerre de religion. En
se privant de la dimension sacrée, Petersen – c’est là la critique
principale qu’on lui adressera – a considérablement
appauvrit le caractère des personnages qu’il met en scène. La conduite
d’Achille, marquée par le sceau de la fatalité divine n’est plus compréhensible.
Il se réduit à une sorte de seigneur de guerre nihiliste qui n’a d’autres
limites (sociales) que ses passions. Ceci
est à l’opposé de l’Iliade qui nous enseigne que même un demi-dieu, tel
qu’Achille, ne peut enfreindre l’ordre social qui, dans la Cité antique,
comprend la sphère sacrée. C’est ainsi qu’il faut interpréter le passage
de la profanation du corps d’Hector. En refusant à son adversaire les
honneurs dus aux morts, Achille menace la cohérence spirituelle de son propre
groupe. Cela ne se peut. Aussi, les Olympiens se liguent-ils tous – même sa mère
- contre lui. Pour lui faire changer d’avis, ils lui envoient le roi Priam en personne. Par son intermédiaire, ils le rappellent à l’ordre… cosmique. Ordre auquel il doit se plier, malgré la souffrance d’avoir perdu son frère d’armes Patrocle. La
morale occidentale de l’Iliade est lumineuse comme toutes les idées droites
de la pensée antique : le destin de l’homme est de rechercher sa mesure
ultime dans les limites de l’ordre du monde. Ainsi, il s’approche des dieux.
Une pensée à laquelle l’orientalisme et les idéologies de gauche se sont,
toujours, opposés. Le premier en faisant du dépassement physique et de l’élévation
dans la connaissance une offense à Dieu. La seconde en niant qu’il puisse
exister une limite à son désir de re-construire le monde au gré de ses
lubies. Averti
de cet arrière-plan, on trouvera dans ce Troie qui se veut moderne
l’invitation antique à vivre debout, même si le dernier bastion est assailli
et que la ruine menace.
(Bastion n°82 de septembre 2004) |