à
régler les rapports des citoyens avec le pouvoir – il garantit de la
sorte les libertés, en limitant l’arbitraire – et d’autre part, il
règle les rapports et comportements des hommes entre eux. Il remplit de
la sorte une fonction économique et sociale: il tend à limiter les
« coûts de transaction » internes au sein de la société,
notamment en organisant la prévisibilité des comportements et en
assurant la stabilité des relations sociales. En déterminant à l’avance
des règles générales applicables à tous, chacun sait comment se
comporter en société et la résolution des litiges se voit facilitée.
Le droit réalise ces objectifs par l’intermédiaire
d’un système logique et cohérent de règles (constitution, lois,
décrets, arrêtés et règlements) stables, abstraites, connues et
comprises par tous, et bien entendu, applicables. Ces règles doivent
être mises en oeuvre de la même manière pour tous, tant par l’administration
que par les tribunaux : c’est le principe de l’égalité devant
la loi. Les règles juridiques constituent un ensemble hiérarchisé et
coordonné, qui possède ses propres règles d’élaboration, d’interprétation,
d’application.
Dans un Etat de droit idéal, tout homme – pour peu
qu’il s’en donne la peine – devrait pouvoir apprendre et comprendre
aisément les règles de droit qui le concernent. Le but de celles-ci est
de faciliter la vie des personnes concernées : tout le monde devrait
savoir ce qu’il peut et ne peut pas faire, et dans les cas les plus
compliqués comprendre les motifs qui sous-tendent la solution. C’est
pourquoi, la loi doit être en phase avec la morale et avec la conscience
collective : à défaut de raisonnement sophistiqué, le simple
citoyen normalement socialisé doit sentir intuitivement et deviner ce qui
est la règle de droit. Ceci implique bien entendu une culture partagée
par l’ensemble des citoyens.
Aujourd’hui, le fonctionnement des institutions ne
répond plus à la notion d’Etat de droit. Les décisions ne sont plus
prises, ni appliquées, suivant les règles légales et officielles :
la presse annonce une loi comme adoptée avant même que le projet ne soit
déposé au Parlement. Les procédures constitutionnelles et légales ne
sont le plus souvent qu’un paravent qui dissimule les processus réels.
Ceux-ci obéissent, en réalité, à une logique de réseaux, d’influences
occultes, de rapports de force, d’affinités personnelles et de
négociations secrètes avec les groupes de pression. Tout le contraire de
la transparence et de la logique démocratique.
L’inversion du rapport de force entre le pouvoir
législatif et le pouvoir exécutif a notamment pour conséquence que le
Parlement entérine systématiquement les projets de lois, que lui soumet
le gouvernement1. Ce dernier, au lieu d’être soumis à la
loi, impose sa politique via la loi, au nom de l’efficacité. La loi s’apparente
de plus en plus à des décisions : elle perd son caractère
général et abstrait.
En matière économique ou sociale par exemple, on
renonce de plus en plus à des règles abstraites et générales pour
permettre à l’administration d’agir en « équité ». Ces
deux orientations mènent insensiblement à l’arbitraire : le
pouvoir tend à décider discrétionnairement au cas par cas :
subventions et aides sociales sont de plus en plus accordés en fonction
des besoins subjectifs du bénéficiaire – c’est à dire à la tête
du client – et non plus en vertu de critères valables pour tous.
L’utilisation de la loi comme instrument de
gouvernement, implique que la loi change avec la politique : la
règle change au gré de la conjoncture, en fonction de la manière dont
les citoyens tentent d’y adapter leur comportement, ou même en fonction
de sondages ou d’objectifs budgétaires qui pourraient ne pas être
atteints. Pire encore, les lois rétroactives servent à légaliser des
règles ou mesures administratives déclarées illégales par des
juridictions. Les législations changeantes ou rétroactives ne répondent
pas à la notion d’Etat de droit : le citoyen ne sait plus adopter
un comportement rationnel et est soumis à l’arbitraire du pouvoir.
L’inflation législative et les changements
continuels de législation ont relégué le principe « nul n’est
censé ignorer la loi » au rang de pure fiction : en réalité,
même les juristes spécialisés sont incapables de connaître toute l’évolution
du droit. Les textes juridiques ont tendance à vouloir tout régir jusqu’aux
moindres détails de la vie quotidienne. N’a-t-on pas vu un arrêté
royal classer les torchons en sept catégories ? La publication
successive des seules adaptations et modifications aux règles existantes
rend la lecture du Moniteur incompréhensible pour le commun des mortels.
Beaucoup de mesures juridiques sont adoptées pour des
motifs purement électoralistes : il faut donner l’impression à l’électeur
moyen que le pouvoir « fait quelque chose ». Nombre de ces
mesures sont inapplicables, parce que mal conçues ou parce que les moyens
matériels nécessaires pour les appliquer n’ont pas été prévus et n’existeront
sans doute jamais. Or des lois inapplicables n’ont pas leur place dans
un Etat de droit.
Selon certains, l’inflation législative et la complication des
textes légaux seraient délibérées et répondraient à un dessein de
clientélisme politique et syndical : elles imposeraient aux citoyens
de recourir à des intermédiaires, qui sont partie prenante dans le
processus législatif et réglementaire, pour connaître leurs droits.
Enfin, nombre de lois restent lettre-morte. Elles ne
sont pas appliquées, fautes d’arrêtés ou de mesures d’application :
l’exécutif suspend, dans les faits, l’exécution des lois qu’il est
chargé d’appliquer ! Plus grave encore, certaines prescriptions
légales sont applicables, mais faute de contrôles ou de poursuites
judiciaires, ne sont pas ou guère appliquées dans les faits. Au point
que le citoyen peut légitimement croire que la règle n’existe pas, a
été abrogée ou n’est plus appliquée. Soudain, pour des motifs
obscurs, et parfois partisans, on sanctionne brusquement certains
contrevenants, parfois même pour « faire exemple ». Bref, on
nage à nouveau en plein arbitraire !
Le droit est un système objectif de
discriminations : le détenteur d’un diplôme déterminé est
autorisé à exercer telle profession ; en dessous de tel seuil de
revenus, on bénéficie d’allocations sociales ; au-delà de tel
âge, on est mis à la retraite. Une discrimination est justifiée en
fonction du but visé : des conventions internationales interdisent,
par exemple, de discriminer sur la base de la race ou de l’origine
ethnique. Mais lorsque l’on accorde des avantages à ceux qui résident
dans des « quartiers défavorisés » ou aux
« primo-arrivants », n’instaure-t-on pas une discrimination
sur la base d’une origine ethnique déguisée en défaveur des citoyens
de l’Union européenne ?
Quant à la manière d’appliquer les lois, personne n’ignore
combien administration et magistratures sont politisées. Et les
dernières réformes ne vont rien arranger à cela2. A l’égalité
devant la loi se substitue de plus en plus l’équité – une notion
très subjective – avec les dérives arbitraires qu’elle permet.
Un fait, non punissable chez l’un, deviendra
punissable chez celui que l’on qualifie de « raciste »,
parce que cette étiquette prouverait l’intention délictueuse qui l’anime.
Selon que vous êtes un laquais du pouvoir ou un opposant, un même fait
sera qualifié de normal ou de délit. Bien mieux, « la
jurisprudence de la Commission européenne est particulièrement nette …
[à l’égard des restrictions des droits et libertés des
« racistes »], notamment au regard de l’article 17 de la
Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme qui exclut
les liberticides de la protection de la Convention… »3.
Lesdits « liberticides » étant, bien-entendu, les
adversaires de la caste politique en place : cette catégorie étant
appelée à prendre de plus en plus d’extension.
Il faut donc admettre qu’en Europe, et
particulièrement en Belgique, les principes de l’Etat de droit sont de
plus en plus foulés aux pieds. L’abandon de ces principes
élémentaires porte de rudes coups à la Démocratie : la protection
assurée par les libertés constitutionnelles et les droits de l’homme,
s’en trouve substantiellement réduite. La Démocratie est ainsi
progressivement vidée de sa substance. Car si l’Etat de droit n’implique
pas forcément la Démocratie, la Démocratie – pour autant qu’elle
existe – sans Etat de droit s’apparente à la tyrannie. L’évolution
actuelle porte, en outre, un rude coup à l’efficacité économique et
à l’harmonie des relations sociales. Cela se paiera tôt ou tard.
Remarques:
Notes: