La poudrière des Balkans

 

"La poudrière des Balkans". Pour quels motifs, cette région instable, cette mosaïque des peuples porte-t-elle à juste titre ce surnom sans équivoque? L'empire austro-hongrois, qui s'est désagrégé en même temps que l'empire ottoman n'a pas donné naissance à un tel cocktail explosif.

La formule de ce mélange détonant réside dans la cohabitation forcée de nations qui se haïssent sur un même territoire. Et l'histoire nous enseigne l'origine de cette cohabitation: c'est essentiellement la politique menée au cours des siècles par l'empire turc. Mais pour comprendre il faut un peu d'histoire…

 

Lors des grandes invasions qui marquent la chute de l'empire romain (d'occident), les Huns et les Goths ravagent les Balkans. Ceux-ci sont presque dépeuplés. Les Illyriens, décimés, se sont repliés sur le littoral. Après le passage dévastateur des Avars, les Serbes et les Croates, en provenance d'Ukraine et du sud de la Biélorussie, s'installent au VIième siècle dans les Balkans, où les seules populations qui subsistent sont quelques bergers nomades. Ces peuples slaves sont convertis à la religion chrétienne au IXième siècle, par Cyrille et Méthode. En Bosnie, la christianisation se fait plus difficilement suite à l'hérésie "bogomile".

Les Croates, au nord, fondent un royaume vassal de Byzance en 925, avec pour roi Tomislav 1er. Mais en 1091, les Hongrois prennent par mariage le contrôle de la Croatie, tandis que la Dalmatie passe sous domination de la République de Venise. Cette situation perdurera jusqu'au XIXième siècle.

Les Serbes, installés plus au sud, constituent d'abord une série de principautés (Raska, Duklja, Zahumlje, Neretvljanska, Konavli, Travunja, Zeta) sous suzeraineté byzantine, puis bulgare. Ils créent leur propre royaume sous Etienne (Stepan) Nemanjic en 1217, sur le territoire de l'actuel Kosovo. Celui-ci est couronné par un légat du Pape. Ils passent au rite orthodoxe en 1221, tandis que les Croates restent fidèles à Rome.

En 1272, Charles 1er d'Anjou devient roi d'Albanie, un territoire largement ravagé par les Normands de Robert Guiscard.

Au début du XIVième siècle, sous le tsar Etienne IX Douchan, la Serbie s'étend de plus en plus et comprend la Macédoine, l'Albanie, l'Epire et la Bulgarie. Le Kosovo se couvre d'une multitude de monastères et d'églises.

 

L'invasion de l'Europe par les Turcs commence en 1343, en Thrace (Bulgarie actuelle), à la demande de Jean Cantacuzène qui se sert de ceux-ci pour s'emparer du trône byzantin. Bien mal lui en prend, puisque Suleyman s'empare de Gallipoli en 1354. Le sultan Murad 1er s'empare ensuite d'Andrinople en 1363, puis attaque la Serbie en 1371 et écrase le prince serbe Lazar Hrebeljanovic, et ses alliés Albanais, le 13 juin 1389, lors de la bataille de Kosovo Polje (Le champ des merles). Le 25 septembre 1396, une croisade composée de Français, d'Allemands, d'Anglais, d'Italiens et de Hongrois est littéralement écrasée à Nicopolis, ce qui donnera une réputation d'invincibilité aux Turcs. Une nouvelle croisade européenne est à nouveau écrasée à Varna, le 10 novembre 1444. Pendant ce temps, les Hongrois de Janos Hunyady, les Albanais de Georges Kastriota (Skanderberg) et les Serbes de Djuradj Brankovic mènent une guerre acharnée contre les musulmans. La chute de Smederevo (1459), qui suivi la chute de l'empire Byzantin (29 mai 1453), consacre la fin de l'empire serbe et son passage sous le joug ottoman. La même année, le patriarcat orthodoxe de Pec (Kosovo) est supprimé. La Bosnie est occupée en 1463 et l'Herzégovine en 1482. A la mort de Skanderberg, le 17 janvier 1468, de nombreux Albanais chrétiens fuient vers la Calabre et la Sicile, où leurs descendants conservent aujourd'hui encore leur langue et leurs coutumes. Belgrade tombe en 1521 et les Turcs échouent lors de leur premier siège de Vienne (1529). La forteresse de Klis, près de Split, tombe en 1537.

Le 7 octobre 1571, la flotte turque d'Ali Pacha (300 galères) est écrasée à Lépante (près du golfe de Corinthe) par la Sainte Ligue (240 galères), sous le commandement de Don Juan d'Autriche. Les Turcs tenteront encore un second siège de Vienne, mais seront battus le 12 septembre 1683. La "Sublime Porte" est déjà en déclin, c'est le début de la reconquête. La Turquie deviendra bientôt "l'homme malade de l'Europe".

 

L'empire turc est une théocratie conquérante, curieux mélange des traditions brutales des hordes des steppes, d'islam et de byzantinisme.

La politique turque consiste, dans un premier temps, à manier la carotte et le bâton dans les territoires conquis. Les chrétiens sont opprimés (statut de dhimmi), soumis à de lourds impôts (capitation ou djizya…) et au prélèvement des Janissaires, tandis que ceux qui se convertissent bénéficient de privilèges ou d'avantages de type féodal (timar ou ziyamet). Certains peuples se convertissent à l'initiative de leurs princes (notamment les Albanais en 1479), tandis que d'autres se divisent: en Bosnie, par exemple, les nobles et les possédants se convertissent à l'Islam pour conserver leurs avantages, tandis que le petit peuple conserve sa foi orthodoxe ou catholique .

 

Cette politique ne s'avérant pas suffisante pour islamiser le pays et les ressources financières de l'empire s'épuisant, le joug ottoman se fait de plus en plus lourd. Les Serbes fuient en masse l'empire ottoman dès le XVIième siècle et se réfugient dans l'empire autrichien, qui les installe sur un territoire en forme de croissant dans l'actuelle Croatie, au "confins" de l'empire (Krajina), en Slavonie et en Voïvodine, comme première ligne de défense contre les Turcs, dont l'essentiel de l'armée a ses quartiers dans le nord de la Bosnie-Herzégovine (territoire de Bihac).

 

En 1593, une insurrection des Chrétiens du Kosovo est réprimée dans le sang. Entre 1690 et 1694, suite à de nouveaux massacres, un exode massif des serbes du Kosovo se produit (plus de 200.000 serbes sous la direction du patriarche Arsène Crnojevic), le patriarcat de Pec (Kosovo) aboli par les Turcs est remplacé par celui de Karlovac (Croatie). Au XVIIième siècle, les Turcs procèdent à des transferts de population albanaise vers le Kosovo et de Musulmans anatoliens vers le Sandjak (=bannière) de Novi Pazar afin de protéger leurs lignes de communications vers le nord. La Serbie connaît révoltes sur révoltes jusqu'au XIXième siècle. La révolte des Serbes du Kosovo, en 1739 notamment, est écrasée avec une cruauté inouïe par les supplétifs albanais, ce qui ne manquera pas de laisser des haines viscérales entre ces deux peuples. En 1766, les Turcs procèdent à l'islamisation forcée des Serbes du Kosovo.

 

En 1830, un statut d'autonomie est accordé à la Serbie (sans le Kosovo) par l'empire ottoman en pleine décadence, et aboutit à l'indépendance, à l'issue de la guerre balkanique de 1878. Les Serbes se vengent de leurs humiliations et massacrent les Musulmans de Serbie. Les Musulmans exercent de sanglantes représailles sur les orthodoxes qui subsistent encore au Kosovo.

 

La première guerre balkanique (1912-1913) consacre une nouvelle défaite des Turcs et la restitution du Kosovo, ainsi que du Sandjak de Novi Pazar, à la Serbie.

 

La première Guerre Mondiale trouve, comme on le sait, son origine à Sarajevo, avec l'assassinat du prince héritier d'Autriche-Hongrie. Cette dernière occupait la Bosnie-Herzégovine depuis 1878 et l'avait annexée en 1908, à la grande colère des Serbes, ce qui explique l'assassinat de François-Ferdinand, et de son épouse, par Gavrilo Princip.

 

La fin de la première Guerre Mondiale consacre la disparition des empires russe, allemand, austro-hongrois et turc. On crée alors le Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes qui devient en 1929, suite aux graves rivalités internes, une quasi-dictature: le royaume de Yougoslavie (=pays des Slaves du Sud). Le Roi Alexandre procède à une réforme agraire qui dépossède, surtout au Kosovo, les grands propriétaires musulmans. Il engage également une recolonisation serbe du Kosovo. Les chrétiens constituent à nouveau 60% de la population du Kosovo.

 

Le Roi Alexandre est assassiné par un Croate à Marseille, le 19 octobre 1934, avec le ministre français Barthou. En 1939, l'Italie annexe l'Albanie.

 

En 1941, Hitler met en demeure le régent Paul de Yougoslavie de rejoindre l'Axe. Après quelques hésitations, ce dernier obtempère. Les Serbes refusent cette capitulation: ils renversent le régent, le 27 mars 41, et placent Pierre II sur le trône. La réponse de Hitler est immédiate: il envahit la Yougoslavie le 6 avril, et Belgrade est sauvagement bombardée. L'Italie, la Hongrie et la Bulgarie attaquent à leur tour, et le 17 avril, tout est consommé. Les dépouilles de la Yougoslavie sont partagées entre le Reich (Slovénie du Nord et Banat), l'Italie (Slovénie du sud et Dalmatie), l'état fantoche du Montenegro, la Bulgarie (Macédoine et Metohija), l'Albanie (Kosovo), la Hongrie (Backa), et la Croatie d'Ante Pavelic (Croatie et Bosnie). Le reste de la Serbie est contrôlé par le général Nedic, un allié des Allemands.

La résistance à l'occupant s'organise immédiatement, mais se divise entre les royalistes serbes (Tchetniks) du général Mihajlovic et les communistes du croate Josip Broz (dit Tito), qui finalement en arriveront à se combattre.

Une bonne partie des musulmans prennent le parti de l'occupant et forment les divisions SS Hanschar (Bosnie) et Skanderberg (Kosovo), qui se distinguent dans tous les sens du terme. Les Albanais procèdent à la recolonisation massive du Kosovo et en chassent sans ménagement les Serbes.

Le comportement particulièrement barbare des milices oustacha du poglavnik Ante Pavelic et des musulmans poussent de plus en plus de monde dans les bras de Tito, qui supplante son rival Mihajlovic auprès des Alliés. Ce dernier négocie, dès lors, avec le général Nedic.

Les combats entre diverses factions sont d'une férocité et d'une cruauté inouïes. Beaucoup profitent de l'occasion pour régler des comptes privés (vendettas) ou s'enrichir.

La capitulation italienne, en septembre 43, sauve Tito qui a dû se replier vers le Montenegro: les troupes allemandes de Yougoslavie doivent partir vers l'Italie. Tito, soutenu par les Alliés, et qui ne porte pas l'étiquette "grand-serbe", finit par l'emporter.

 

Après la prise du pouvoir par Tito en 45, ce dernier, soucieux de conserver le fragile équilibre entre les diverses nations de la Yougoslavie, et désireux (en vain) de créer une fédération avec l'Albanie, favorise les Musulmans et interdit le retour des Serbes au Kosovo. Par contre, un demi-million d'Allemands de souche et des centaines de milliers d'Italiens doivent émigrer de force.

En 1950, les Albanais constituent déjà 60% de la population du Kosovo. Tito accueille de nombreux réfugiés Albanais qui fuient le régime maoïste de Enver Hodja et les installe au Kosovo. Les diverses communautés se haïssent et les Albanais se soulèvent en 1968. L'exode des Serbes, qui se sentent à juste titre menacés, s'accélère.

En 1974, Tito accorde un large statut d'autonomie au Kosovo. En 1981, nouvelle révolte des Kosovars. De nombreuses églises sont incendiées, des Serbes sont assassinés. L'exode des Serbes s'accentue. Suite à la natalité galopante des Kosovars musulmans (la plus élevée d'Europe: 27,6 pour mille) et à l'exode des Serbes qui ne se sentent plus chez eux, ces derniers ne représentent plus que 11% de la population! Les Serbes sont assiégés dans leur propre pays par des Kosovars qui les haïssent. Milosevic, supprime le statut d'autonomie le 23 mars 1989, pour rassurer les Serbes et arrêter l'exode. Les Kosovars ne rêvent que d'une grande Albanie.

 

En 1991, la Yougoslavie éclate. Suite à l'appui de l'Union Européenne, à qui l'Allemagne force la main, toutes les républiques, sauf le Montenegro, font sécession l'une après l'autre. La guerre fait rage. Les Serbes de Croatie (Krajina et Slavonie), majoritaires dans ces territoires refusent l'indépendance et créent leur propre république. Lorsque la Bosnie-Herzégovine accède également à l'indépendance en 92, les Serbes de Bosnie, minoritaires dans cette république, mais majoritaires dans les territoires qu'ils contrôlent, font de même.

 

Tous les camps se livrent à des atrocités, assassinats, tortures, viols, cambriolages. Des rancœurs datant de la seconde guerre mondiale, longtemps inassouvies, donnent lieu à de terribles règlements de compte. Des groupes mafieux profitent du désordre pour faire la loi et s'adonner à divers trafics. Le manque d'information et la guerre de propagande donnent lieu aux rumeurs les plus folles, répercutées sans aucun discernement part les médias occidentaux. On parle d'épuration "ethnique", alors que tous sont d'ethnie slave. On parle de camps de concentration et de camps de viols: cela n'a jamais été établi. Les habitants brûlent leurs propres maisons avant de fuir, pour ne pas les abandonner à l'ennemi, musulman, serbe ou croate, mais la presse occidentale inverse les rôles. Elle a choisi son camp: celui des Américains qui soutiennent l'Islam, partout dans le monde, sauf chez eux et en Israël, pour se faire pardonner, sans doute.

 

En 95, les Serbes sont chassés par les Croates de Krajina. Ils brûlent leurs maisons et minent les territoires qu'ils abandonnent. Des centaines de milliers de réfugiés serbes refluent vers la Yougoslavie de Milosevic, qui déjà épuisée par un embargo international, ne sait qu'en faire. Personne ne s'en émeut. On veut les envoyer coloniser le Kosovo, mais les candidats ne se pressent pas. En Bosnie, Croates et Musulmans, assistés de Moudjahidines venant d'Afghanistan, et armés par les Américains, attaquent les Serbes. Nouveau reflux de réfugiés: nos médias restent de marbre. Les Serbes déterrent leurs morts, pour les emporter avec eux.

 

L'impuissance de l'ONU fait place au déploiement de l'IFOR (puis de la SFOR). Les Américains s'installent en Hongrie… et accessoirement en Bosnie. Pour longtemps.

 

L'indépendance des autres républiques à donné des idées aux Kosovars. Pourquoi pas eux, aussi? Milosevic est d'accord de leur rendre leur autonomie, mais pas l'indépendance. Les Américains veulent déployer leurs troupes au Kosovo. Inacceptable pour un état souverain. Milosevic refuse l'ultimatum américain. Les bombes de l'Otan pleuvent, sans déclaration de guerre! Les Américains croient que la Serbie va céder rapidement. Grave erreur d'appréciation pour les stratèges en chambre de l'OTAN. Les Serbes furieux, ramènent au Kosovo leurs troupes pour combattre les terroristes de L'UCK: Devant les combats, l'exode des Kosovars est massif, comme les Belges et les Français en 14 ou en 40. A tort ou à raison? Comme chez nous, en 14 ou en 40, les rumeurs les plus folles sont colportées. Il est bien trop tôt pour connaître la vérité. La vraie, pas celles des médias et de la propagande de l'OTAN qui doit justifier son erreur d'appréciation.

L'OTAN ne peut perdre la face. Pas d'autre solution que l'escalade. Toujours plus et plus fort. Et l'on prépare déjà l'opinion à une intervention terrestre: Milosevic est un abominable dictateur (pourtant élu, avec un gouvernement de coalition intégrant ses plus farouches adversaires comme Vuc Draskovic), la Serbie menace ses voisins…(sic!)

 

Les Balkans sont une poudrière. Parce que l'on y a créé des mélanges instables et dangereux, avec des composants hautement réactifs: des peuples qui se haïssent viscéralement. La solution de bon sens aurait voulu que l'on sépare ces composants et qu'on les mette chacun dans des récipients séparés au contenu homogène. Les déplacements de population, que la propagande occidentale qualifie d'épuration ethnique, étaient une chance pour désamorcer cette poudrière, en séparant les composants antagonistes. L'idéologie dominante veut, contre toute logique, reconstituer ces mélanges instables, au nom du mythe de la société multiculturelle. C'est jouer avec le feu. En Ex-Yougoslavie, il n'y a ni bons, ni mauvais, c'est le cocktail qui est explosif.

 

Avec ce que coûte cette guerre (7,5 milliards par jour, rien que pour les USA) on aurait pu régler définitivement le problème et reloger dignement ces peuples dans des territoires bien à eux. Mais on ne leur demande pas leur avis et on refuse de braver les tabous idéologiques.

R. KORTENHORST

(Bastion n°34 de mai 1999)

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