Ainsi donc, le Procureur indépendant Kenneth Starr poursuivrait d'une "haine farouche le Président des Etats-Unis à propos d'un problème regardant exclusivement la vie privée de l'homme le plus puissant de la planète. Avec une malhonnêteté intellectuelle confinant à la mauvaise foi, la presse mondiale y voit la main d'une soi-disant extrême droite américaine (que l'on chercherait en vain sur le territoire des Etats-Unis, à tout le moins dans l'acception qu'à tort ou à raison on donne à cette expression en Europe occidentale) aux préoccupations moralisantes et pour laquelle le Président Clinton serait le symbole honni d'une société dépravée.
Affirmer une telle sottise atteste d'une méconnaissance profonde des rapports entretenus entre le Droit et l'Etat de l'autre côté de l'Atlantique. Il y a plus de dix ans déjà, un énarque français que lon ne saurait soupçonner de complaisance vis-à-vis de lextrême droite, publiait une remarquable étude comparative de la démocratie en France et en Amérique au regard du triple rapport: Droit -Etat-Sociétécivile.()
Laurent Cohen-Tanugi développait longuement, dans ce livre, la question des rapports très particuliers entretenus par les citoyens américains avec le Droit, ce dernier jouissant aux Etats-Unis dune véritable vénération et faisant lobjet dune attention de tous les instants de la part de la société civile (notamment au regard des actes posés par le pouvoir politique).
Loin de moi lidée de vouloir flatter la civilisation "yankee", son mode de vie un tantinet "hamburger", un tantinet infantile. Le vieux monde, en certaines matières, a des traditions auxquelles je suis attaché. Il faut cependant reconnaître que la connaissance du Droit (il sagit surtout, aux Etats-Unis de la jurisprudence), la crainte de procès redoutables, ladage y recevant tout son sens selon lequel "Nul nest censé ignorer la Loi", ont fait de la société américaine un monde hyper-professionnalisé, où les rapports entre les citoyens sont exclusivement régis par le Droit (au sens où il est enseigné dans les grandes écoles), sans aucune intervention de lEtat (dont les compétences sont limitées aux domaines classiques tels que: Affaires étrangères, Intérieur, Défense, etc...).
Là bas, point dintervention de lEtat dans ce qui est du ressort du juridique, cest-à-dire de la loi et de la jurisprudence. Quun accord économique doive être conclu et lon se demandera sil ne viole pas la législation anti-trust; que le Président des Etats-Unis mente sur une affaire découtes téléphoniques, et cest le scandale du "Watergate" aboutissant à la démission de Richard Nixon; que le Président des Etats-Unis mente sur un fait, par ailleurs anodin et ubuesque, de sa vie privée, et cest le risque de sêtre rendu coupable de parjure.
Cest sur cela que sacharne le Procureur, véritablement indépendant, Kenneth Starr, non sur les galipettes de Bill Clinton et de ses maîtresses que seul un niais pourrait croire peu nombreuses...
Quand on est Président des Etats-Unis, on ne ment pas sous serment à la Nation, même sur un fait anodin de sa vie privée.
Quand on est Président de la République française, par contre, on a non seulement le droit de mentir à la Nation, mais encore dentretenir aux frais du contribuable pendant quatorze ans une maîtresse et une fille morganatique. On a notamment le droit de les héberger dans les Palais nationaux, de leur accorder protection aux frais de lEtat, de puiser sans vergogne dans les caisses pour leur accorder un train de vie royal. Quun écrivain de talent, Françoise Giroud, ait crû devoir, dès 1983, attirer lattention de ses concitoyens sur ce phénomène troublant, en publiant un roman intitulé "Le Bon Plaisir" ny change rien. Ce nétait pourtant pas faute pour lauteur davoir fort judicieusement choisi les Editions Mazarine pour la publication dudit roman...
Que ce même roman, porté à lécran deux ans plus tard, ait vu sopposer deux monstres sacrés du cinéma, Catherine Deneuve et Jean-Louis Trintignant, sous loeil complice dun très pasquaïen ministre de lIntérieur interprété par Michel Serrault, ne semble guère avoir davantage éveillé lattention des Français. Car de ce côté-ci de lAtlantique, le Droit est sous tutelle, sous la tutelle du "bon plaisir" de lEtat. Sémillante, Catherine Deneuve létait, certes! Tout autant quune certaine Danielle, la fidèle et légitime épouse nayant jamais crû devoir porter devant le tribunal de grande instance de Paris ladultère de son présidentiel conjoint. Mais cela, on ne sen plaindra guère. Les Présidents nont-ils pas droit au respect de leur vie privée?
Ce dont on se plaindra, par contre, cest que les finances de lEtat aient été mises à contribution au prix dun véritable détournement de fonds publics; cest que, quelques années plus tard, le même Président de la République française, sans doute au nom du respect de la vie privée et du secret des communications téléphoniques, ait crû devoir faire placer sur écoute le cabinet de lavocat Jacques Vergès ou le domicile privé de lactrice Carole Bouquet (pour ne citer que deux exemples). Cest cela, le Droit, en France !
Et en Belgique ?
En Belgique, le droit, cest tout dabord celui, lorsquon est homme politique dêtre et de demeurer pédophile sans que la justice ne sy intéresse trop (na-t-elle pas déjà Dutroux à se mettre sous la dent?).
Cest aussi le droit de circuler "sans papiers", tels les bandits de grand chemin des siècles passés, en séchappant, avec laide opportune dune association de malfaiteurs dénommée pudiquement "collectif de défense des sans-papiers" (et bientôt subventionnée par lEtat) du centre 127 Bis de Steenokkerzeel après que les grillages dudit centre aient été adroitement cisaillés...
Cest encore le droit de se faire nommer conseiller à la Cour de cassation, à la colère contenue de cette dernière et au grand dam de magistrats chevronnés qui auraient pu légitimement prétendre à cette promotion au terme dune carrière bien remplie, sous la condition essentielle de détenir une carte du P.S. Cest cela le Droit, en Belgique, de la poudre aux yeux pour les naïfs...
En vérité, de ce côté-ci de lAtlantique, le Droit est comme le Titanic (le paradoxe voulant que le prestigieux paquebot accomplissait sa traversée inaugurale en sens inverse, de lEurope vers lAmérique...): il a pris leau à 23h40, après sêtre heurté à lEtat P.S. et il va bientôt sombrer. Il est maintenant minuit quarante-cinq et lon commence à descendre les chaloupes. Mais à la différence du capitaine du Titanic, lEtat P.S. nordonne pas dy faire monter les femmes et les enfants dabord.
Devinez qui y embarque ?
B. S. - Un juriste désappointé.
(Bastion n°27 d' octobre 1998)
(*) Laurent Cohen-Tanugi, Le droit sans l'Etat - Sur la démocratie en France et en Amérique.P.U.F., Paris, octobre 1985, coll. Recherches politiques.